Le village de Val-Clair était célèbre pour son Grand Chœur. Ce chœur était l’orgueil du village : il comptait cent voix, toutes justes et puissantes, et leur harmonie était parfaite.

Chaque semaine, à la répétition, le Maître Émile, un homme au cœur doux mais à l’oreille infaillible, faisait l’appel. Quatre-vingt-dix-neuf choristes répondaient toujours, prêts à chanter. Mais il y avait Léo.
Léo était le centième. Il avait la voix la plus douce, celle qui apportait la nuance et l’écho parfait aux autres. Mais depuis des semaines, Léo était absent.
L’Argument de la Logique
À chaque répétition, les 99 voix chantaient. Et elles chantaient bien.
Un jour, Madame Béatrice, la cheffe des sopranos, se plaignit doucement au Maître Émile : — Maître, pourquoi perdons-nous du temps à parler de Léo ? Regardez : nous sommes 99 ! Notre son est presque parfait. Nous avons l’important, n’est-ce pas ? Pourquoi mettre en danger notre prochain concert pour un seul, qui ne se donne même pas la peine de venir ?
Monsieur Armand, le meilleur baryton, renchérit : — Léo est un cas difficile. Il est trop sensible. Continuons avec les 99 fidèles, Maître. La majorité doit avancer.
Les 99 voix formaient une logique solide : le succès du groupe justifie l’oubli du détail manquant.
Le Choix de l’Harmonie
Le Maître Émile prit sa fourche de diapason, la fit vibrer, puis la posa doucement sur la table.
— Mes amis, dit-il, notre chœur est parfait en volume, oui. Il est excellent en technique. Mais écoutez bien ceci : même si 99 notes sont justes, si la centième, celle de Léo, manque, l’harmonie est rompue.
Il fit chanter un accord aux 99. C’était beau, puissant, mais il y manquait quelque chose, une résonance subtile.
— Léo, reprit le Maître, n’est pas qu’un numéro de plus. Il est la couleur unique qui donne sa profondeur à l’ensemble. Sans lui, nous sommes forts, mais nous ne sommes pas complets. Et si nous acceptons de chanter sans nous soucier de sa voix perdue, nous acceptons que n’importe laquelle de vos voix puisse devenir, demain, oubliable.
La Quête du Silence
Le Maître Émile annonça : — Demain, il n’y aura pas de répétition. Nous allons chercher Léo. Nous allons laisser l’acoustique parfaite de cette salle, et nous irons écouter le silence qui a remplacé sa voix.
Les choristes, d’abord réticents, finirent par accepter. Le Maître organisa une petite équipe et, grâce aux indices laissés par le silence de Léo, ils finirent par le trouver, non pas dans les montagnes, mais dans la petite bibliothèque municipale, assis seul, la tête dans les mains.
Léo n’était pas fâché ; il était terrassé par le doute. Il avait peur d’échouer, sa confiance l’avait abandonné.
Le Retour de la Note
Quand le Maître Émile et ses choristes le virent, ils ne le grondèrent pas pour son absence. Ils firent simplement ce qu’ils faisaient le mieux : ils chantèrent.
Ils chantèrent un accord simple, mais en laissant la place de Léo vide. Puis, le Maître se tourna vers Léo et lui tendit la main, sans rien dire. Il y avait dans ce geste tout le sens du message : « Nous n’avons pas pu être parfaits sans toi. Nous avions besoin de ta note. »
Ému, Léo se leva, joignit sa voix tremblante à l’harmonie, et la note manquante vint compléter l’accord.
Pour la première fois, ce jour-là, l’harmonie fut totale. Et le Maître Émile sourit, car il savait que la joie de la voix retrouvée était plus grande que toutes les répétitions parfaites. La valeur du « Un » avait donné son sens au « Quatre-vingt-dix-neuf ».

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