Au cœur du village silencieux de Valombre, vivait Éloïse, une vieille horlogère que tous respectaient. Contrairement aux autres artisans qui réparaient les goussets et les pendules, Éloïse s’occupait des sabliers. Mais pas n’importe lesquels : elle était la Gardienne des Sabliers de Vie.

Chaque habitant de Valombre recevait à sa naissance un petit sablier personnel, une miniature parfaite dont les grains d’un ocre fin s’écoulaient lentement, marquant le temps qui leur était alloué. On ne les regardait jamais, par superstition, mais on savait que la fin de l’écoulement signifiait le Grand Silence.

Un matin, le jeune Thomas, connu pour sa peur panique du temps qui passe, arriva paniqué chez Éloïse.

« Gardienne, » souffla-t-il, « mon sablier ! J’ai fait un rêve terrible où je le voyais s’arrêter. J’ai peur d’avoir gaspillé mes grains. Je n’ai rien accompli. Dites-moi, combien de temps me reste-t-il ? »

Éloïse, dont le visage portait les rides fines du temps bien vécu, le regarda avec douceur. Elle se leva lentement et prit une boîte poussiéreuse sur l’étagère. Elle en sortit un sablier d’une taille moyenne, l’unique qu’elle possédait sans nom. Il était presque vide.

« Thomas, » dit-elle, « je ne peux pas te dire combien de temps il te reste, car je ne touche jamais au flux. Mais je peux te parler de la manière dont les grains s’écoulent. »

Elle posa le sablier presque vide sur l’ététabli et sortit deux minuscules fioles.

« Regarde ce grain, » expliqua-t-elle. « Chaque grain est une heure. Mais certaines heures sont légères comme la plume, d’autres sont lourdes comme le plomb. »

Elle versa le contenu de la première fiole, une substance visqueuse et grise, sur l’ouverture du sablier. Le flux ralentit, s’épaissit.

« Ceci, c’est le regret et l’attente. Les heures passées à se plaindre de l’hier ou à reporter la joie à demain. Elles collent au verre et ralentissent le passage. On a l’impression que le temps dure, mais chaque grain qui passe ainsi est gaspillé, lourd, et laisse un dépôt amer. »

Thomas hocha la tête, les yeux écarquillés.

Éloïse essuya le sablier avec un chiffon et versa le contenu de la seconde fiole, un liquide transparent et pétillant qui sentait le pin et le soleil. Le flux des grains s’accéléra, libre et vif.

« Ceci, c’est la présence et l’intention. Chaque grain est vécu à pleine intensité. Le temps passe vite, car on est pleinement occupé à faire, à aimer, à ressentir. Ces grains sont légers, ils tombent rapidement, mais ils laissent la lumière sur le verre. »

Éloïse remit le sablier dans sa boîte.

« Thomas, tu ne peux ni ralentir, ni accélérer l’horloge divine. Mais tu as le pouvoir de donner du poids ou de la légèreté à chaque grain de sable restant. Vivre sa mort, ce n’est pas se préparer à l’arrêt du temps, c’est s’assurer que les grains qui tombent maintenant ne sont pas des regrets amers, mais de la lumière qui illumine le passage. »

Elle sourit. « Si ton sablier est presque vide, alors chaque seconde restante est un trésor. Ne la salis pas avec la peur de ce qui vient, mais purifie-la avec la joie de ce qui est. Va, et donne de la légèreté à tes dernières heures. »

Thomas, les épaules plus légères que jamais, remercia la Gardienne et quitta l’atelier. Il ne regarda plus jamais son sablier, mais se mit à vivre ses jours avec une telle intensité que, même lorsqu’il sentit l’air s’épaissir autour de lui des années plus tard, il ne vit pas la fin, mais la lumière laissée sur le verre.

Morale du conte : La qualité de la vie ne se mesure pas à la quantité de temps, mais à la façon dont on laisse les grains s’écouler. L’acte de mourir commence par l’acte de vivre pleinement.

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