Il était une fois, au sommet d’une montagne aride et rocailleuse, un royaume dirigé par le Roi Thémos, dont le nom signifiait « Volonté ». Thémos était obsédé par la force et l’ordre. Dès son plus jeune âge, il s’était juré de ne jamais laisser une seule larme troubler son visage, car il croyait que la pitié et le chagrin étaient les ennemis d’un bon gouvernement.

Il décréta dans tout le royaume que pleurer était un acte de sédition. Les larmes devinrent taboues. Les gens s’entraînaient à sourire même dans le deuil, à rire fort pour masquer les sanglots, et à ravaler toute douleur jusqu’à ce qu’elle devienne une pierre froide dans leur poitrine.

Bientôt, le Royaume de Thémos devint silencieux. Les couleurs s’éteignirent, car la joie ne pouvait s’exprimer pleinement sans son pendant, la peine. Les artistes ne savaient plus peindre les nuances, car ils avaient oublié le goût salé de l’émotion profonde.

Un jour, une sécheresse terrible s’abattit sur le pays. Les rivières se turent, les récoltes grillèrent, et même l’air semblait s’être desséché, rugueux à respirer. Les habitants s’inquiétèrent, mais personne n’osait se plaindre de peur d’être jugé faible.

Le roi Thémos, impassible, ordonna de creuser. Ses ingénieurs cherchèrent la Source Mère, celle qui alimentait le royaume depuis des générations. Mais les cartes étaient muettes, et les puits restaient désespérément secs.

Un soir, alors que le désespoir s’épaississait, une vieille femme nommée Séléné (qui signifie « Lune ») s’approcha du Roi. Elle n’était pas effrayée.

— Votre Majesté, dit-elle, vous cherchez l’eau dans le sol, mais vous l’avez bannie de l’âme. La Source Mère n’est pas un lac souterrain ; c’est le réservoir des larmes du peuple.

Le Roi ricana : — Vieille folle ! Les larmes ne sont que de l’eau gaspillée et salée, bonne à rien ! J’ai bâti ma force sur leur refus.

— Détrompez-vous, Sire, répondit Séléné avec douceur. Chaque chagrin ravalé, chaque joie non exprimée, chaque pitié étouffée est une goutte qui n’a pas atteint la Source. Nous avons tous gardé tant d’humidité en nous que la terre, par sympathie, s’est elle aussi durcie et refermée.

Séléné expliqua que la Source Mère était un lieu magique : elle ne se remplissait pas par la pluie du ciel, mais par les larmes d’humanité versées sur la terre par les hommes, les femmes et les enfants. Ces larmes, chargées d’émotion, se filtraient et se purifiaient en remontant sous forme d’eau douce et pure.

Le Roi, bien que sceptique, n’avait plus rien à perdre.

— Que faut-il faire ? demanda-t-il, la voix étrangement faible. — Vous devez donner l’exemple, Sire. Vous devez pleurer.

Thémos tenta de rire, mais son rire s’étrangla. Il se remémora la mort de sa mère qu’il n’avait pas pleurée, la perte d’un ami fidèle qu’il avait enterrée sous un masque de dignité. La douleur, enfermée depuis des décennies, se réveilla, affamée.

Il s’assit au milieu de la place desséchée. Il ferma les yeux, et pour la première fois en quarante ans, il laissa sa Volonté s’effondrer devant son Humanité.

Une première larme chaude et amère perla sur sa joue. Puis une deuxième. Bientôt, le Roi Thémos pleurait bruyamment, des sanglots rauques libérant la peine de toute une vie.

Quand le peuple vit son Roi, le symbole de la force, pleurer sur la terre nue, quelque chose se dénoua en eux. Les masques tombèrent. Les parents pleurèrent leurs enfants, les amis pleurèrent les années de silence, et les cœurs endurcis se fendirent.

En quelques minutes, le sol de la place était trempé par une pluie d’humanité.

Soudain, un bruit de gargouillement s’éleva. Au centre de la place, une fissure apparut, et de cette fissure jaillit un puissant jet d’eau cristalline et fraîche. La Source Mère avait été nourrie et s’était réveillée.

L’eau coula dans les canaux asséchés, arrosant les champs, restaurant la vie. Le royaume fut sauvé, non par une force de volonté stérile, mais par la force de la vulnérabilité et la reconnaissance de la douleur.

Le Roi Thémos ne fut jamais plus un roi « sans larmes ». Il régna avec empathie et se souvint que la véritable force n’était pas de ne pas ressentir, mais d’oser ressentir pleinement pour rester connecté à la source de la vie.

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