Il était une fois une cité immense, qu’on appelait Nulle Part Ailleurs. Ses habitants vivaient au milieu d’une foule constante, se déplaçant avec rapidité, mais les yeux fixés uniquement sur les pavés devant eux. Au centre de cette ville passait une route royale, le Chemin des Passants, où régnait une effervescence bruyante.

Au bord de cette route, sur un vieux tabouret de bois, était assis Élias.

Élias n’était pas aveugle de naissance, mais il portait les lunettes épaisses de la résignation. Il avait décidé, il y a des années, que sa place était là, à recevoir les quelques pièces de monnaie et l’indifférence des Passants. Il voyait confusément les formes grises et pressées de la foule, mais ne percevait ni les couleurs, ni les visages, ni l’horizon. Il avait la cécité du renoncement.

Un jour, une rumeur plus forte que d’habitude traversa le Chemin. On annonçait le passage d’un Voyageur particulier, que certains nommaient Le Clairvoyant.

La foule, comme d’habitude, s’agitait, mais cette fois-ci, elle s’agitait pour faire taire Élias. Dès qu’il entendit le nom du Voyageur, une impulsion, un écho d’un temps où il rêvait encore, le poussa à crier.

Clairvoyant ! Toi qui vois ce que je ne peux voir ! Aide-moi à me lever !

Les Passants l’interpellèrent : « Tais-toi, mendiant ! Laisse-nous voir ! » La foule, agacée par ce bruit, cette faille dans son indifférence, voulait maintenir Élias à sa place, au bord. Mais lui, réalisant que c’était peut-être son unique chance de changer de vie, cria plus fort, avec une ferveur née de la honte de sa propre passivité.

Le Voyageur, au lieu de continuer son chemin avec les autres, s’arrêta. Le silence tomba, lourd et inhabituel. Le Clairvoyant s’approcha, regarda Élias droit dans ses yeux mi-clos par l’habitude, et posa la question essentielle :

Que veux-tu que l’on fasse pour toi, ici, maintenant ?

La question frappa Élias comme un coup de foudre. Il aurait pu demander de l’argent, un manteau, un meilleur tabouret. Mais son cri n’était plus celui de la mendicité, mais celui de la volonté.

Je veux pouvoir voir au-delà du Chemin ! Je veux me lever et me mettre en marche !

Le Voyageur sourit.

Ton courage t’a libéré.

À cet instant, quelque chose se dénoua en Élias. Ce n’était pas un éclair, mais une certitude intérieure qui effaça d’un coup sa fatigue et sa résignation. Il comprit que sa véritable cécité était le choix de rester assis.

Il jeta ses lunettes de résignation. Sa vue n’était pas rendue par magie ; elle était rendue par la décision. Il se sentit pousser une force inouïe. Il posa ses mains sur ses genoux et, sans attendre une aide extérieure, il se leva.

Ses jambes, ankylosées par des années d’immobilité, le portèrent. Il regarda autour de lui : les Passants n’étaient plus des formes grises. Il voyait leurs visages fatigués et pressés. Et, surtout, il vit pour la première fois que le Chemin ne menait pas seulement à la suite de Nulle Part Ailleurs. Au-delà des murailles, il y avait un horizon ouvert de couleurs et de possibilités.

Élias ne s’attarda pas à remercier longuement. Il savait que le Voyageur ne s’attendait qu’à une seule chose de lui : qu’il marche.

Il fit ses premiers pas, non plus en mendiant, mais en homme libre. Il ne marcha pas devant Le Clairvoyant, mais à sa suite, sur le Chemin, devenant lui-même un témoin lumineux pour tous ceux qui restaient, assis, les yeux baissés, au bord de leur propre vie.

Morale :

La cécité la plus profonde est le choix de l’immobilité. Le monde peut bien passer devant nous, mais la vraie libération vient de l’acte courageux de se lever. Une fois que l’on retrouve la vue, il ne reste qu’à choisir une nouvelle direction et à marcher.

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