Le piège de l’illusion

Dans l’Évangile de Luc (16, 9-15), Jésus démasque une tentation universelle et intemporelle : celle de faire de l’argent et des richesses le centre de notre existence. Ce passage, souvent perçu comme un avertissement moral, est en réalité une révélation sur la nature même du cœur humain. Il ne s’agit pas seulement de critiquer l’avidité, mais de révéler comment l’argent peut se transformer en une idole moderne, subtile et exigeante, qui détourne notre adoration de Dieu.


1. L’argent : un serviteur utile, un maître tyrannique

Jésus affirme avec force : « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres […] Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent. » (Lc 16, 13). Cette déclaration n’est pas une condamnation de la richesse en soi, mais une mise en garde contre son pouvoir de corruption. L’argent, comme tout outil, est neutre : il peut être utilisé pour le bien (nourrir sa famille, soutenir une œuvre caritative, créer de l’emploi) ou pour le mal (exploiter, dominer, s’isoler).

Cependant, le danger surgit lorsque l’argent cesse d’être un moyen pour devenir une fin. Il devient alors un maître :

  • Il exige notre temps et notre énergie : combien d’heures passons-nous à en gagner, à en gérer, à en désirer davantage ?
  • Il façonne nos relations : l’argent peut créer des dépendances (familiales, sociales) ou des conflits (jalousies, rivalités).
  • Il définit notre identité : notre valeur personnelle est-elle liée à ce que nous possédons ou à ce que nous sommes ?

Saint Augustin disait : « L’avare ne possède pas ses richesses, ce sont ses richesses qui le possèdent. » L’argent, lorsqu’il devient une idole, nous possède et nous éloigne de Dieu.


2. La richesse et le jugement de Dieu : une question de justice

Jésus s’adresse aux pharisiens, « amis de l’argent » (Lc 16, 14), qui justifient leur attachement aux biens matériels par une apparence de piété. Leur hypocrisie révèle un cœur divisé : ils honorent Dieu de leurs lèvres, mais leur vie est centrée sur l’accumulation et le prestige.

La critique de Jésus est radicale : « Ce qui est estimé parmi les hommes est une abomination aux yeux de Dieu. » (Lc 16, 15). Pourquoi une telle sévérité ? Parce que l’accumulation excessive de richesses, surtout dans un monde où beaucoup manquent du nécessaire, est une injustice criante. Le prophète Amos dénonçait déjà « ceux qui écrasent le pauvre et font disparaître les humbles » (Am 8, 4). L’argent, lorsqu’il est thésaurisé au lieu d’être partagé, devient un symbole d’égoïsme et de fermeture à l’amour du prochain.

La tradition chrétienne, de saint Basile à saint François d’Assise, a toujours rappelé que la richesse est un dépôt confié par Dieu, et non une possession absolue. Elle doit être mise au service du bien commun, surtout des plus vulnérables.


3. La vraie richesse : la confiance en Dieu

Face à l’illusion de la sécurité matérielle, Jésus propose une alternative : « Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête, afin que, quand il viendra à manquer, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. » (Lc 16, 9). Cette phrase énigmatique invite à une conversion du regard :

  • L’argent est éphémère : il ne peut acheter ni la paix intérieure, ni l’amour, ni la vie éternelle.
  • Les « amis » symbolisent les œuvres de miséricorde : en partageant, en aidant, en étant généreux, nous bâtissons un trésor spirituel qui ne périt pas (cf. Mt 6, 19-21).
  • La vraie sécurité est en Dieu : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. » (Mt 6, 33).

La pauvreté évangélique n’est pas un appel à la misère, mais à la liberté intérieure : libérer son cœur de l’attachement excessif aux biens pour s’ouvrir à Dieu et aux autres.


4. Un combat spirituel : discerner nos idoles modernes

Aujourd’hui, l’idolâtrie de l’argent prend des formes plus subtiles :

  • Le consumérisme : la recherche compulsive de possessions pour combler un vide intérieur.
  • Le statut social : la valeur personnelle liée à la réussite financière ou au prestige.
  • La peur du manque : l’accumulation par insécurité, qui étouffe la confiance en la Providence.

Pour y résister, la tradition chrétienne propose des outils :

  • L’aumône : non comme une obligation, mais comme un acte de libération (cf. Tobie 12, 8-9).
  • Le détachement : apprendre à vivre simplement, comme saint François, pour qui « la vraie richesse est de n’avoir rien et de tout posséder en Dieu ».
  • L’examen de conscience : se demander régulièrement : « À quoi mon cœur est-il attaché ? »

Conclusion : Choisir son maître

L’Évangile de Luc 16, 9-15 nous place devant un choix : servir Dieu ou servir l’argent. Ce choix n’est pas une question de quantité (avoir beaucoup ou peu), mais de disposition du cœur. Comme le disait le théologien Dietrich Bonhoeffer : « La question n’est pas de savoir si nous avons des richesses, mais si nos richesses nous ont. »

La bonne nouvelle, c’est que Dieu ne nous demande pas de renoncer à tout, mais de tout lui confier, y compris nos biens. En plaçant notre confiance en Lui, nous découvrons que la vraie richesse est ailleurs : dans l’amour, la paix, et la communion avec Lui et avec nos frères.

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