Le Secret du Blé qui ne se Rendait Jamais

Il était une fois, dans la vallée des Trois-Miroirs, un village où chaque échange était scrupuleusement noté. On l’appelait le village de Réciproque. Si vous offriez une pomme, on vous devait une poire. Si vous aidiez à labourer, on vous devait une journée de construction. La vie y était ordonnée, juste, mais incroyablement lourde. Les gens vivaient courbés, sous le poids des « Dettes de Merci » qu’ils devaient rembourser.
Au bord de cette vallée, vivait un vieil homme nommé Élio, un jardinier singulier. Élio cultivait un champ d’un blé si doré qu’on l’appelait le Blé-Soleil.
Chaque automne, au moment de la moisson, Élio faisait quelque chose d’incompréhensible pour les habitants de Réciproque :
- Il coupait une partie de son blé et le donnait aux familles les plus isolées de la montagne, celles qui n’avaient ni bêtes de somme, ni force de travail pour le lui rendre.
- Il laissait une grande partie de la récolte au bord de son champ, avec un panneau : « Servez-vous. Pour ceux qui ont faim. Aucune dette contractée. »
- Il offrait ses plus beaux épis aux enfants, simplement pour les voir courir et rire dans la lumière.
Les villageois de Réciproque se moquaient d’Élio :
- « Regardez ce fou ! Il travaille doublement et ne reçoit rien ! » disait le meunier.
- « Il gaspille son énergie ! Qui va lui rendre ses semences ? » s’inquiétait l’épicier.
Un jeune homme du village, appelé Télos (qui signifie « but » ou « fin »), était obsédé par le système d’Élio. Télos tenait une grande liste de tous ceux à qui Élio avait donné du blé, pour voir ce qu’il finirait par recevoir en retour. Année après année, la colonne des « Retours reçus » restait désespérément vide.
Un jour, Télos s’approcha d’Élio.
« Élio, tu as donné des centaines de sacs de blé. Tu ne t’es jamais enrichi, ni même reposé. Pourquoi ? Quel est ton but ? Où est ta récompense ? »
Élio sourit, l’air plus léger que n’importe qui dans la vallée, et désigna le champ.
« Regarde le Blé-Soleil, Télos. Quand tu jettes une graine, que fait-elle ? Elle ne dit pas : « Je ne germerai que si la terre promet de me rendre un grain similaire. » Non. Elle se donne entièrement à la terre, sans condition. Elle se transforme. C’est sa nature. »
Élio prit la main de Télos et la posa sur son cœur.
« Télos, quand je donne mon blé à celui qui ne peut rien me rendre, je ne crée pas une dette chez lui. Je crée de l’espace en moi. Je me libère de l’attente. »
Élio s’arrêta et son regard devint plus profond.
« Dans ton village, tu es prisonnier de ce que tu espères recevoir. Ton esprit est lourd parce qu’il calcule sans cesse. Mais moi, quand je donne et que je lâche tout lien avec ce don, je ne dépends de personne pour être en paix. Mon bonheur, Télos, n’est pas dans le retour, il est dans l’acte de donner lui-même. »
« Le Blé-Soleil, je le cultive pour qu’il soit mangé, pas pour qu’il me soit rendu. Et crois-moi, Télos, l’énergie que je ne dépense pas à attendre et à compter, je la mets dans ma terre. C’est pour cela que mon blé est si doré et que ma récolte est toujours abondante. Je ne suis pas payé par les hommes, mais par la légèreté de mon propre cœur. »
Télos regarda le champ d’Élio, puis sa longue liste de « Dettes de Merci ». Il sentit soudain le poids insupportable de son cahier de comptes.
Ce jour-là, Télos déchira sa liste. Il retourna au village de Réciproque et, pour la première fois, il aida un voisin à réparer son toit non pas parce qu’il voulait un service en retour, mais simplement pour que le toit tienne.
Et pour la première fois depuis qu’il était né, Télos éprouva une joie étrange, qui ne dépendait de rien d’autre que du vent de liberté qui venait de souffler sur son âme. Il avait enfin compris le secret du Blé-Soleil : celui qui s’offre sans compter n’a plus besoin d’être compté par les autres. Il était devenu, à son tour, un peu de ce jardinier de l’aube.

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