Il était une fois, dans une ville grise et affairée nommée Demain-Mieux, un jeune horloger nommé Élio. Élio n’était pas un horloger ordinaire : il fabriquait des sabliers. Mais pas n’importe lesquels. Ses sabliers étaient spéciaux, car le sable, au lieu de s’écouler librement, était ralenti par des engrenages complexes.

Élio était obsédé par l’idée d’étirer le temps. Il travaillait jour et nuit à rendre l’écoulement du sable le plus lent possible.

« Pourquoi te donner tant de mal ? » lui demanda un jour Léna, la marchande de fruits, dont l’étal débordait de couleurs vives.

Élio soupira, ses yeux cernés fixés sur ses mécanismes : « Je dois ralentir le temps, Léna. L’avenir est plein de promesses : l’épanouissement de mon art, un voyage que je rêve de faire, la perfection de ma boutique… Si je ralentis les heures, je pourrai mieux m’y préparer. Je pourrai tout optimiser. L’important est ce qui arrive. »

Léna haussa les épaules en mordant dans une pomme croquante. « Moi, j’aime le goût de l’aujourd’hui. »

Élio ne l’écouta pas. Il construisit son chef-d’œuvre : Le Sablier sans Gorges. C’était une merveille technique où le sable ne s’écoulait qu’à peine, une poussière par heure. Fier de sa création, il la plaça sur son établi, croyant avoir vaincu la fuite du temps.

Pourtant, le temps continuait de passer autour de lui.

Élio voyait les jours s’étirer dans son atelier. Il attendait l’heure « parfaite » pour commencer son voyage, l’inspiration « parfaite » pour dessiner son prochain mécanisme, le moment « parfait » pour parler à Léna.

Un jour, une catastrophe survint. Un petit tremblement de terre secoua Demain-Mieux. Les étagères d’Élio s’effondrèrent, brisant la plupart de ses outils. Et le Sablier sans Gorges bascula, son verre se fissurant.

Le sable, libéré des engrenages, se mit à couler à une vitesse effrénée, se déversant en un flot continu et rapide dans le réservoir inférieur. En quelques minutes, des années de temps ralenti s’étaient écoulées.

Élio resta figé, terrassé par l’échec de sa quête. Son chef-d’œuvre, conçu pour garantir un avenir parfait, avait explosé en libérant tout le temps qu’il avait cru confisquer.

Il sortit de son atelier dévasté et s’arrêta devant l’étal de Léna. Elle était en train de rire avec une cliente, les mains pleines de figues violettes.

« Élio ! Te voilà, » dit-elle, « Que s’est-il passé chez toi ? »

Il expliqua, la voix brisée, la perte de son sablier. « Mon temps s’est écoulé d’un coup. Mon avenir… tout s’est effondré. »

Léna lui tendit une figue. « Prends. Elle est juteuse et sucrée. »

Élio hésita, puis la prit. En la mangeant, il fut stupéfait par la complexité de son goût, qu’il n’avait jamais vraiment remarqué.

« Ton avenir n’a pas coulé, Élio, » dit Léna doucement. « Ton avenir est toujours fait d’une somme d’instants présents. Mais tu as gâché tous tes aujourd’huis en attendant un demain que tu voulais ralentir. Ce que tu voulais, ce n’était pas du temps, mais du contrôle. »

Elle prit un panier de framboises, fraîches, fragiles, et magnifiques.

« Regarde ces fruits. Ils sont là pour être cueillis maintenant. Demain, ils seront peut-être trop mûrs, ou mangés par les oiseaux. La perfection, Élio, ce n’est pas un point à atteindre dans le futur. C’est la présence que tu mets dans l’instant fugace. »

Élio regarda autour de lui : le soleil filtrait entre les toits de la ville, un enfant dessinait sur un mur. Il inspira profondément, sentant l’odeur de terre et de fruits mûrs.

Il comprit alors : il n’avait pas besoin de ralentir le temps pour avoir plus de vie ; il avait juste besoin de s’arrêter de fuir pour être dans la vie qu’il avait déjà.

Élio ne reconstruisit jamais un Sablier sans Gorges. Il devint l’horloger le plus rapide pour réparer les montres de la ville, car il avait enfin compris que le rôle de l’horloger n’était pas de ralentir le temps, mais de le rendre lisible et précis, pour que chacun puisse y vivre pleinement.

Il épousa Léna, et l’on disait que leur maison était la plus bruyante de la ville, non pas par le chaos, mais par le son du rire, des conversations animées et du bruit des fruits cueillis à maturité. Leur bonheur n’était jamais « pour plus tard », il était toujours pour maintenant.

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