Il était une fois, dans la cité de Calcedo, dont les remparts étaient faits de marbre et de certitudes, un Régent nommé Théon. Théon était le maître incontesté de la Cité. Son palais était une merveille de symétrie et ses décisions, des modèles d’efficacité mathématique. Il croyait au Calcul Froid. Il mesurait tout : le rendement du blé, l’épaisseur des murs, la vitesse des messagers. Pour Théon, l’amour était une variable irrationnelle, une « entropie émotionnelle » qui ralentissait la machine.

Un matin, alors qu’il inspectait les fondations d’un nouveau quartier, Théon rencontra un vieil ermite, le Gardien des Archives Humaines, assis sur un banc de pierre.
« Tes lois sont parfaites, Régent, dit le vieil homme sans lever les yeux. Mais qu’as-tu fait de la Bourse d’Oubli ? »
Théon sourit de haut : « Je n’oublie rien, vieil homme. Mon administration est infaillible. »
« Non, mon Régent. Je parle de la Bourse que chaque dirigeant reçoit à sa nomination. Elle contient deux choses : les Larmes Séchées et les Promesses Brûlées de ceux qu’il est censé servir. »
Théon, intrigué, écarta ses gardes. « Et que suis-je censé faire de ce fardeau ? »
« L’ouvrir. Regarde autour de toi. »
L’ermite pointa du doigt l’ouvrier qui ajustait une pierre. Cet homme travaillait douze heures par jour pour un salaire misérable, mais Théon ne voyait que le Chiffre de Production (haut) et le Coût Salarial (bas).
« Cet homme, dit l’ermite, t’a donné non seulement sa force, mais sa Capacité d’Espoir pour l’avenir de son fils. La Bourse d’Oubli t’invite à te demander : quand ma loi l’épuise, ne suis-je pas en train de voler son avenir pour financer ma propre gloire présente ? »
Théon se sentit déstabilisé. Il avait toujours gouverné comme un Propriétaire qui optimise son bien, jamais comme un Pilote qui est responsable de chaque vie à bord.
L’ermite continua : « L’Amour, Régent, n’est pas un sentiment ; c’est une Méthode de Gestion. Elle repose sur trois principes :
- Le Compte des Larmes : Quand tu légifères, tu dois d’abord sentir le poids de la souffrance qu’elle pourrait engendrer. Si ta loi apporte l’abondance à cent et la misère à dix, as-tu vraiment gouverné ? L’amour est la force qui t’oblige à compenser le dommage et à ne jamais traiter l’humain comme un simple dommage collatéral.
- L’Investissement en Confiance : Le peuple n’a pas besoin de l’aumône de ton pouvoir, mais de la liberté d’agir. L’amour, c’est ta capacité à rendre les autres autonomes, à les rendre plus forts que toi. Tu ne dois pas diriger pour que l’on te dépende, mais pour que l’on puisse se passer de toi.
- L’Éphémère et l’Éternel : Ta place de Régent est un poste, et tout poste prend fin. Le marbre de tes remparts s’effritera. Mais l’amour pour la Cité — le véritable souci du bien commun — est la seule chose qui se sédimente dans le temps, qui devient l’âme indestructible du peuple.
Théon se tut. Il comprit que le pouvoir sans ce souci désintéressé n’était qu’une accumulation stérile d’égoïsme collectif. Il prit la Bourse d’Oubli, qui, étrangement, ne pesait pas lourd.
Il ne devint pas soudain un dirigeant parfait. Mais dès ce jour, avant de signer un décret, Théon prenait un temps d’arrêt. Il fermait les yeux et essayait de sentir les Promesses Brûlées et les Larmes Séchées. Et il réécrivait, jusqu’à ce que la loi ne soit plus seulement efficace, mais digne de l’être humain.
Car le plus grand pouvoir du dirigeant, comprit Théon, n’est pas de décider, mais de savoir aimer les conséquences de ses décisions. Et c’est ainsi que la Cité de Calcedo, sans perdre un pouce de son efficacité, retrouva lentement son cœur.

Laisser un commentaire