Il était une fois, dans une ville si moderne qu’on ne voyait jamais le ciel, un homme d’affaires nommé Barnabé. Barnabé était la quintessence de la réussite : deux voitures électriques, une maison dont il fallait quinze minutes pour faire le tour du jardin, et surtout, il possédait un immense entrepôt, qu’il appelait son « Fort Knox Personnel ».

Ce Fort Knox n’était pas rempli d’or, mais de tout ce que la vie pouvait offrir de plus désirable : des boîtes scellées de millésimes rares, des collections de montres inutiles, des œuvres d’art numériques et, surtout, des milliers de documents prouvant sa parfaite sécurité financière pour « trente-sept années et deux mois », selon ses calculs.
Chaque soir, Barnabé faisait le tour de son entrepôt, souriant.
— Te voilà tranquille, se disait-il. Tu as assez pour t’asseoir, manger, boire et ne plus jamais lever le petit doigt.
Un jour, un vieil homme dépenaillé s’approcha de Barnabé dans la rue. Il ne demandait pas d’argent, mais un moment de son temps.
— Monsieur, dit-il, je vois que vous portez une montre très coûteuse. Mais permettez-moi de vous demander : savez-vous à quel point votre Compteur Silencieux est plein ?
Barnabé fut interloqué. Il regarda sa montre. — Mon temps est précieux, vieil homme. De quel compteur parlez-vous ?
Le vieil homme sourit tristement. — Celui qui ne mesure pas l’argent que vous gagnez, mais l’amour que vous donnez. Chaque sourire sincère, chaque aide désintéressée, chaque minute passée à écouter sans juger est une goutte qui le remplit. Chaque fois que vous ignorez quelqu’un pour compter vos biens, le compteur fait marche arrière.
Barnabé se moqua de lui et s’en alla. « Encore un fou », pensa-t-il. Il retourna à son Fort Knox, décidé à y passer la nuit, histoire de se rassurer devant l’immensité de son « avoir ».
Il ouvrit la porte lourde et pénétra dans la pièce principale. C’est là qu’il le vit.
Au milieu de ses richesses, il y avait un objet étrange : un immense sablier de cristal. Le sable s’écoulait lentement, implacablement. Ce n’était pas le sable de sa vie, mais celui de son Compteur Silencieux. Et le niveau était terriblement bas.
Terrorisé, Barnabé se précipita vers ses collections, ses biens, ses montres, et tenta de verser le sable fin de ses richesses dans le sablier. Le sable d’or rebondit sur le cristal. Les liasses de billets se transformèrent en cendres. Rien ne pouvait entrer.
— Mais alors, s’écria Barnabé, à quoi tout cela sert-il si ça ne compte pas ? J’ai trente-sept ans de sécurité !
Une voix, douce mais ferme, s’éleva de nulle part. C’était la voix du vieil homme, qui était en réalité l’Ange Gardien du Temps de la Cité.
— Tes « trente-sept années » ne sont qu’une illusion. Ta vie, on te la redemande cette nuit. Et dans ce sablier, qui mesure ta vraie valeur, il n’y a que ce que tu as donné. Vois-tu, Barnabé, ce que tu as accumulé pour toi-même est stérile. Ce que tu as partagé est immortel.
Le sable dans le sablier toucha le fond. L’entrepôt entier, avec tous ses trésors, s’évanouit dans le silence.
Au matin, les journaux parlèrent de la mort subite et inexpliquée du richissime Barnabé, retrouvé sans vie dans sa grande maison. L’entrepôt n’était plus qu’une simple coquille vide.
Mais, dans le quartier voisin, la petite Maria, dont les études avaient été payées anonymement par Barnabé des années auparavant (un don qu’il avait oublié), réussissait son examen avec brio. Une goutte de lumière venait de rejoindre le ciel sombre de la ville. Le véritable héritage de Barnabé, minuscule mais impérissable, continuait d’exister dans la vie d’autrui.
Et le Compteur Silencieux du Temps, bien que vide pour Barnabé, recommença son œuvre pour l’humanité, prêt à enregistrer chaque acte de générosité, seule monnaie qui ait cours au-delà du jour et de la nuit.

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